L'identité catholique de la société irlandaise contemporaine est marquée, dès le milieu des années 1950, et de façon remarquable depuis les années 1990, par l'arrivée d'immigrants musulmans. La première vague fuit l'apartheid de l'Afrique du Sud, alors que les suivantes viennent principalement d'Asie, et du monde arabe (Libye, Jordanie, Syrie et Irak). En 1996, la construction de l'imposante mosquée de Clonskeagh au Sud de Dublin, financée par l'Emirat de Dubaï, inscrit la culture musulmane dans le paysage irlandais.
Au moment où éclate un conflit ouvert en Libye en février 2011, certains prêcheurs de cette même mosquée, à l'instar du Cheikh Yusuf al-Qaradawi, une figure maîtresse des Frères Musulmans qui a élu domicile à Dublin, appellent au djihad, au renversement par la lutte armée de Kadhafi. Son public est loin d'être uniquement composé d'immigrés de première génération, mais une grande partie des fidèles qui prient à Clonskeagh sont des citoyens irlandais, souvent des immigrés de seconde génération. Parmi eux, ce sont quelques douzaines d'hommes, pour la plupart issus d'un métissage, de tous âges et de tous corps de métiers, qui se rendent en Libye pour prendre les armes afin d'aider leur pays à se libérer du joug de celui qu'ils considèrent comme un dictateur.
Autour de Mahdi al Harati, un Irlando-libyen marié à une Irlandaise, ils fondent la Brigade de Tripoli. La Brigade, qui se revendique d'une inspiration similaire à celle des brigades irlandaises qui se battent lors de la guerre civile espagnole (1936), est un groupe armé, fort d'un millier d'hommes, fondé par Harati. Celui-ci rassemble une quinzaine d'hommes au départ puis parvient en quelques mois à mobiliser plusieurs centaines de volontaires autour de lui. La Brigade de Tripoli fait partie de l'Armée Nationale de Libération libyenne et va jouer un rôle fondamental dans la bataille de Tripoli, à l'issue de laquelle la ville sera prise par les insurgés. Le bras droit d'al Harati est aussi irlandais, il s'agit de son beau-frère, Sam Najjair, qui utilise « Sam the Irish » pour nom de guerre, et publie un témoignage de sa participation à ce conflit sous le titre de Soldier for a Summer, qu'il rédige de Portobello, au Sud de Dublin, en 2013. Une poignée de ces Irlandais perdront la vie, dont certains étaient tout juste majeurs.
Dans cette analyse consacrée aux questions d'identité et d'interculturalité, nous proposons une étude de l'auto-discours, le framing (la justification par le recours à un cadre idéologique) élaboré par ces hommes partis en Libye en laissant derrière eux femmes et enfants sur l'île d'Irlande. Nous tenterons de démêler leur recours à l'histoire et à la culture irlandaise, notamment à la faveur des invitations sur les plateaux de télévision (Tonight with Vincent Browne), de leur argumentation purement religieuse. S'appuyant sur leur appartenance irlandaise, avec des références à la lutte nationaliste irlandaise pour expliquer leur engagement, et même leur volonté de devenir martyrs de leur cause, les combattants libyens d'Irlande, forts de leur double identité, cherchent à inscrire leur engagement dans le prolongement d'une lutte légitime pour le public irlandais : il s'agit avant tout de faire tomber une force armée tyrannique. Paradoxalement, rappelons que Kadhafi finance le terrorisme de l'IRA dans les années 1970 et 1980.
A la lumière des récents événements en Libye, nous tenterons de comprendre les dynamiques culturelles et identitaires qui ont sous-tendu l'engagement des opposants irlando-libyens au régime de Kadhafi, pas seulement en tant que soldats mais en tant que têtes pensantes de l'Etat major de l'Armée de Libération Nationale. En outre, la réception d'un tel choix par la société civile irlandaise fera aussi l'objet d'une attention toute particulière tout au long de l'exposé.